jeudi 4 décembre 2014

Les conditions gagnantes du pair à pair (P2P)

Comme nous l’avons vu dans un article précédent, la pratique du pair à pair, qui vise à créer de la valeur en commun, requiert deux conditions pour pouvoir vivre soit: L’ABONDANCE et LA DISTRIBUTION. Michel Bauwens nous propose de faire une méditation sur la rareté et l'abondance. Nous vivons dans une société basée sur une pseudo-abondance combinée avec une pseudo-rareté. Parce que nous considérons que la nature est abondante et infinie, nous la détruisons. Et, d’un autre côté, tout en détruisant la biosphère, nous créons des droits d'auteur abusifs sur le flux culturel qui est en fait abondant par nature. Selon Bauwens, c'est ce qu'il faut changer car nous avons besoin d'une société qui, d’une part,  reconnaît la rareté du monde physique et, d’autre part, stimule les flux immatériels et change la psychologie des gens afin qu’ils puissent se valoriser non plus par la matière qui s’échange dans le monde matériel mais par l'expression de soi et la reconnaissance de leur production immatérielle par leurs pairs.

Les conditions gagnantes d’une pratique P2P
Afin que la pratique de cette création de valeur en commun puisse prospérer, nous avons besoin d’en reconnaître les conditions gagnantes soit :

1. UNE DISPONIBILITÉ DE LA MATIÈRE IMMATÉRIELLE: du libre, de l’ouvert et du gratuit. Disons que cette condition existe de plus en plus sur le Web.
2. DE LA PARTICIPATION car on est dans le domaine de la gouvernance entre pairs. Se posent alors des questions telles la distribution des tâches, l’abaissement du seuil d'accès, la convergence des intérêts individuels et collectifs. Selon Bauwens, on peut avoir un intérêt égoïste à faire du commun car on y gagne de la connaissance, des relations, de la réputation, toutes choses que l’on peut par la suite employer sur le marché. Au niveau individuel, lorsque l’on fait de la production volontaire non payée ça entraine momentanément de la précarité. Mais cette précarité peut aussi être choisie par des artistes et des créateurs qui y travailleront soit par intermittence, soit de façon prolongée par une sorte de vocation. Certains modèles commencent aussi à s’organiser dans ce sens, j’en nommerai deux : le modèle de diffusion des Cercles Restaurateurs, créé par Dominic Barter, et le modèle de l’économie du don, mis en pratique par Jean-François Noubel.  
3- UN SYSTÈME DE PROTECTION des biens créés contre l'appropriation privée. Ce point est plus particulièrement développé par David Bollier qui, dans son livre «La renaissance des communs» traite du phénomène de l’enclosure qu’il nous faut apprendre à reconnaitre pour pouvoir l’éviter.


Références
Vers une civilisation de pairs : Conférence de Michel Bauwens à Limoges (Cercle Gramsci). Transcrit par Christophe Soulié, ce texte est une introduction aux idées de la P2P Foundation.

David Bollier La renaissance des communs, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014 


mardi 25 novembre 2014

La pratique émergente du pair à pair (P2P)

La pratique en émergence du pair à pair vise à créer de la valeur en commun. Selon Michel Bauwens[1]qui est un des leaders de ce mouvement, cette pratique se fait par le biais de réseaux distribués, un modèle différent de celui des réseaux de type centralisé hiérarchiques ou décentralisés de type démocratiques. Entre le réseau décentralisé, issu de l’évolution de la démocratie, et le réseau distribué, actuellement émergent, il existe une distinction importante. Pour expliquer cette distinction, Bauwens utilise l’exemple du réseau aérien. Si vous voulez aller, par exemple, de la Nouvelle Orléans à Minneapolis, vous devez passer par le centre aérien d'Atlanta. En tant que voyageur, vous n’êtes pas libre. Par contre avec la voiture, vous pouvez aller de mille et une façons de la Nouvelle Orléans à Minneapolis. En tant que voyageur, vous êtes libres de choisir votre route. Ainsi, dans le RÉSEAU DISTRIBUÉ, les personnes sont libres d'établir des relations entre elles sans coercition visible même si on y retrouve d'autres formes de pouvoir. Il n'y a PAS DE CENTRE, PAS DE PATRON, PAS DE STRUCTURE EMPÊCHANT DE CRÉER LIBREMENT DES LIENS ET D'ENTREPRENDRE DES ACTIONS. Dans ce type de réseau, on parle de pratiques humaines émergentes débutant par l’initiative d’un groupe de personnes qui veulent faire ensemble une chose qui leur parait nécessaire et qui se donnent la possibilité de décider entre elles de la manière de le faire[2]

La production entre pairs, tout comme la gouvernance entre pairs et le système de protection des biens ainsi produits[3], deviennent des pratiques de plus en plus importantes. On parle de processus sociaux émergents ayant comme caractéristiques : (1) Un mode de production qui n’est ni étatique, ni capitaliste, (2) Un mode de gouvernance qui n’est ni étatique, ni privé, et (3) Un mode de propriété qui n’est ni public, ni privé. Dans ce mode de production, plutôt que de produire de la valeur d’échange, on produit directement de la valeur d’usage. Il n'y a pas de marché car, par cette pratique, nous créons de l'abondance. Les coûts de reproduction sont pratiquement nuls. Il n'y a pas de bureaucratie, pas de propriété privée. De plus, dans la production entre pairs, on ne juge pas la personne par son diplôme, les gens s'auto sélectionnent, la validation de la qualité se fait par les pairs sans qu’il y ait une instance séparée de contrôle. Dans le système social actuel, la connaissance est encore plus ou moins privée par le fait que certaines personnes en ont le monopole par le biais d’un diplôme leur attribuant un droit de pratique professionnelle plus ou moins étendu, ce droit étant validé par des institutions. Avec la production entre pairs, il n’y a plus ce type d’accréditation ce qui constitue un important changement. Un autre changement étant au niveau de la transparence par un accès libre à l’information.
Cette démocratisation de la connaissance, qui se transmet par les pairs, requiert deux conditions pour pouvoir vivre soit: L’ABONDANCE et LA DISTRIBUTION. Le monde immatériel est par essence abondant. Il n’y a pas de coûts de reproduction. Il y a abondance d'intellect. Le principal outil de production est l'ordinateur, un moyen de plus en plus accessible à tous. On produit donc à partir de chez soi et on distribue de la même manière. Le lien subjectif qui se crée entre les personnes provient de la réciprocité (aussi appelée économie du don) par la création d’un commun où chacun contribue par ses capacités et selon sa volonté et où chacun peut utiliser la production selon ses besoins.



[1] Les exemples les plus couramment cités sont Wikipédia et le logiciel libre.
[2] Michel Bauwens est belge et vit actuellement en Thaïlande. Une de ses activités consiste à organiser des séminaires pour le monde des affaires. Il a fondé la P2P Fondation.
[3] On parle ici des licences GPL (General Public Licence) permettant d’employer du savoir commun à condition de produire aussi du savoir commun avec ce que l’on a reçu gratuitement. 



Références
École des communs : Évènement organisé en novembre 2012 par Communautique (Monique Chartrand) et Remix biens communs (Alain Ambrosi), en collaboration avec l'UQÀM. « Le P2P, la culture libre et le mouvement mondial des communs » (conférence de M. Bauwens) et « de pair à pair » (conversation avec M. Bauwens).Vers une civilisation de pairs :Conférence de Michel Bauwens à Limoges (Cercle Gramsci)Transcrit par Christophe Soulié, ce texte est une introduction aux idées de la P2P Foundation.
Voir aussi
(3) Le pair à pair (P2P) : Point de vue politique et économique
(4) La dynamique relationnelle du pair à pair (P2P)


vendredi 14 mars 2014

La capacité d'évoluer

Je présente ici la traduction d’un texte publié sur la page Facebook de E.T. Gendlin[1]. Il s’agit d’une brève entrée dans la philosophie de l’implicite. Ça peut sembler ardu de prime abord mais, une fois compris, ça donne une très grande ouverture sur la pensée de ce grand philosophe qui nous offre si spontanément, sur Facebook, sa compréhension du monde. J’ai ajouté au texte, une illustration qui représente tout simplement le zigzag dont parle Gendlin et qui se fait toujours entre les concepts et le sens corporel. C’est à partir de ce mouvement, qui est celui de la vie, que nous pouvons faire évoluer les concepts.


La capacité d’évoluer

La capacité que possède un être humain d’évoluer et de se transformer est précieuse. Lorsque nous travaillons en privé avec quelqu’un, c’est ce que nous faisons. Et c’est aussi ce que nous faisons dans l’espace scientifique.

La science est en constante évolution. Là où il y avait trois termes au départ, nous en trouvons une trentaine quelques années plus tard avec, en plus, de nouvelles sous-spécialités qui s’y sont développées.

Ça ne devient pas autre chose, ça se développe.  Ça contient certainement quelque chose d’autre car la constellation de la science d’une certaine époque est totalement différente de ce qu’elle était quelques années auparavant. Dans les concepts il y a des unités; ces unités sont des objets; ils se développent. 

La structure conceptuelle de ces objets/unités, lorsqu’elle se développe, amène une nouvelle constellation extrêmement précieuse. 

La précision d’une structure conceptuelle répétitive est aussi extrêmement précieuse. Sans cette précision, nous n’aurions pas pu aller sur Mars ou réaliser plusieurs choses qui se font maintenant couramment. Nous avons constamment besoin de cette précision des structures.

Mais, lorsque nous tentons d’élargir ou de modifier nos concepts personnels ou scientifiques, le processus est différent de celui qui consiste à les reproduire avec précision. Nous avons besoin de ces deux types de processus et nous avons besoin d’y entrer et d’en sortir tout en tenant compte de la distinction qui se fait entre les deux. C’est ce que nous faisons constamment. Mais nous croyons qu’il faut être surpris chaque fois qu’un changement de sens se produit, un peu comme si nous nous étions trompé. En fait, nous n’étions pas dans l’erreur, car, en utilisant les mêmes outils pour faire la même chose, nous obtenions les mêmes résultats. Ce n’était pas mauvais car c’est à ce stade d’élaboration des concepts que ce résultat avait été obtenu. Mais maintenant que nous avons cette structure et ces concepts, c’est différent.

Vous vous interrogez à savoir pourquoi l’expansion d’une structure conceptuelle est possible? Cette activité d’expansion dépend de l’implicite. C’est l’implicite qui lui permet de se produire. Elle est possible parce que l’implicite existe et que l’implicite est un processus primaire de la vie qui est composé d’une part du corps=environnement et que, d’autre part, la vie est une sorte de processus rythmique. Sans cette double nature du processus de vie, nous n’aurions pas d’implicite. Mais le processus de vie n’est pas un implicite. Parce que l’implicite est en fait une compréhension implicite qui constitue une toute nouvelle strate du développement à venir des animaux. Les animaux comprennent. Ils comprennent leur situation.

Dans le modèle processuel, il faut aller jusqu’au chapitre 4 pour commencer à aborder la question du comportement. Alors ce qu’il faut absolument savoir ici c’est qu’il ne faut pas favoriser seulement le développement du vivant ou seulement la structure conceptuelle, nous avons besoin des deux et ce sont deux choses distinctes. La structure conceptuelle dépend à la fois de la vie et du comportement. Vous ne pouvez pas avoir de compréhension implicite sans vie et sans comportement : ce sont les deux aspects qui doivent se produire en premier. Mais le discours actuel est à l’effet que «pour les êtres humains la réalité est maintenant conceptuelle». C’est faux, la réalité ne peut pas être seulement quelque chose d’externe. Elle continue d’être la vie et le comportement avant d’être conceptuelle. Ainsi, la réalité n’est conceptuelle pour les êtres humains que sur la base de cette expansion de la vie et de l’action. Ce point est important : le processus de compréhension implicite est toujours beaucoup plus vaste que la structure conceptuelle. Aussi fine, précise et exacte soit-elle, la structure conceptuelle d’aujourd’hui est en devenir de quelque chose de plus et la compréhension implicite en est aussi toujours plus grande, même chez les animaux.  La compréhension implicite apporte une énorme quantité de compréhension à un moment particulier, dans le tout et l’un dans l’autre.

La compréhension implicite est quelque chose d’autre que la structure conceptuelle. Elle ne s’y oppose pas car la structure conceptuelle n’est rendue possible que par la compréhension implicite qui arrive beaucoup plus tôt et de manière beaucoup plus primitive. Il existe entre les deux une relation tout à fait particulière où l’on peut reconnaître que chacune est, d’une étrange manière, plus précise que l’autre. Dans la compréhension implicite, il y a une énorme quantité d’unités implicites non séparées. Ainsi, cette sorte de compréhension ne consiste pas en une constellation d’unités séparées. Et c’est aussi vrai pour la science : les précisions dont la science dispose sont énormes mais elles sont encore beaucoup moindres que ce que comporte le processus primitif de vie. Un évènement important c’est produit dans l’histoire de la pensée lorsque Newton et Kant ont introduits l’espace vide externe dans la réalité. Kant affirmait que si nous pouvions éliminer tous les objets, nous continuerions d’avoir de l’espace et du temps. Ainsi, lui et Newton ont fait de l’espace et du temps un absolu. Cet absolu de l’espace et du temps signifie que la réalité se passe dans un espace vide. Et ça a encore changé… il y a encore une importante transformation entre celle de cet espace vide et la nouvelle évolution… celle du développement de l’implicite…  

Mais il faut aussi mettre l’emphase sur le fait que la structure exacte dont nous disposons est tout aussi importante et qu’elle se doit d’être maintenue. La structure exacte n’est pas «quelque chose qui, d’une certaine manière, peut être mitigée par l’implicite». Dans ce monde, nous avons besoin des deux. Nous, les humains, avons besoin des deux… Trois philosophes, Whitehead, Dewey et Wittgenstein, sont toujours là, toujours actuels. Ils ont apportés une contribution que plusieurs n’ont pas encore comprise. Ils sont à l’arrière-plan de ce que j’affirme. Je veux simplement dire que l’implicite et la relation explicite est ce que nous substituons ici à l’interne/externe. La distinction entre l’interne et l’externe n’est pas fondamentale. Une des difficultés du modèle processuel est qu’au départ il n’y a pas de distinction externe/interne. Par la suite, dans le développement de la structure, il y a certainement une distinction qui se fait entre l’interne et l’externe, mais cette distinction ne vient pas en premier car vous y perdriez tout le background de l’affaire… (À suivre)